source : L’équipe Magazine (Jean-Marie Pottier, publié le 11/05/19)

Quand Peter Hill-Wood, ancien président d’Arsenal, comme son père et son grand père avant lui, est mort Noël dernier, une anecdote est remontée chez de nombreux fans des Gunners. Le 26 Mai 1989, le sifflet de l’arbitre vient de certifier le succès d’Arsenal à Anfield (2-0) et son premier titre depuis 18 ans, arraché à la dernière minute de l’ultime match du championnat. Cigare aux lèvres, le dirigeant lâche alors à son voisin de tribune : « Never in doubt ». Il était bien le seul à ne pas en douter, ce Liverpool – Arsenal fut insoutenable et inoubliable. Et plus que ça : un moment resté dans la culture populaire anglaise et un résumé saisissant, encore 30 ans après, d’une année décisive pour son Football. Dans 89, le documentaire sorti en 2017, Thierry Henry assène ce jugement difficile à contredire : « C’est la meilleure fin de championnat que j’ai jamais vue. Point final. » Un titre décroché à la dernière minute, cela s’est vu. A l’issue d’un duel final entre les deux premiers du classement, aussi. Mais les deux scenarios combinés … et avec un soupçon de piment en plus car Arsenal, longtemps leader, compte alors 3 points de retard sur Liverpool et doit l’emporter de deux buts pour gagner le titre. Interrogé avant le match sur les chances de son équipe, l’ailier remplaçant Perry Groves a alors ce bon moment : « Nous en avons deux : minces et inexistantes ».

Au départ 89 devait s’appeler The Goal that Changed Everything, ce but s’est fait attendre jusqu’à la 92ème minute, alors qu’Arsenal mène 1-0 depuis le début de la seconde mi temps. Un but simple dans sa construction, compliqué comme une somme de destins. John Barnes, sur l’aile, tente de porter la balle dans la surface d’Arsenal plutôt que de l’enterrer au poteau de corner, et la perd. Le gardien des Gunners, John Lukis, n’entend ou n’écoute pas les injonctions de son bans à balancer une chandelle : il relance court pour son coéquipier Lee Dixon, dont le long ballon trouve Alan Smith, qui lance Michael Thomas. Le jeune milieu d’Arsenal contrôle un peu trop long, mais a la chance de voir le défenseur des Reds Steve Nicol, monté au duel, lui remettre involontairement le ballon dans la course. Parce qu’il a raté, 20 minutes plus tôt, une occasion en or dans une situation très similaire en frappant trop vite, Thomas patiente, laisse Bruce Grobbelaar anticiper, glisse la balle à l’opposé. « Un dénouement stupéfiant, une seconde mi temps d’une dramaturgie incroyable. Le dernier tir du dernier match de la dernière saison des années 80s » résume aujourd’hui Jason Cowley, auteur d’un essai politique et intime sur la rencontre, The Last Game : Love, Death and Football. « Le genre de scenario à vous faire court-circuiter un pacemaker », salue alors L’Equipe qui, signe d’une époque où les matchs étrangers étaient moins suivis, n’évoque que brièvement le match.

Sur la touche, Peter Robinson, le directeur général de Liverpool, ordonne en catastrophe que le champagne offert par le sponsor Barclays soit transféré dans le vestiaire visiteur. Londres, que des milliers de supporters avaient quitté quelques heures plus tôt en bravant les embouteillages, est en fête. L’entraineur d’Arsenal George Graham, architecte l’été précédent d’un Back Four (Winterburn, Bould, Adams, Dixon), un carré défensif appelé à durer une décennie, tient son premier titre. Un autre suivra en 1991, puis une Cup et une Coupe des Coupes. Puis d’autres encore, sous la houlette d’une entraineur justement venu découvrir Highbury en tant que spectateur à l’occasion d’un derby londonien, le lendemain du jour de l’an 1989 : Arsène Wenger. Liverpool lui arrive au crépuscule de sa domination. Entre 1973 et 1988, les Reds ont remporté 10 Championnats, 6 Coupes nationales, 4 Coupes d’Europe des Clubs Champions, 2 Coupes de l’UEFA. Des trophées ils en ont perdu bien sûr, mais pas comme ça, pas chez eux, pas à la dernière minute. Le championnat remporté en 1990 s’avérera un sursaut d’orgueil plus qu’un nouveau départ. 29 ans plus tard leurs fans attendent toujours un titre que leur saison 2018/19 record (94 points en 37 journées!) pourrait ne même pas suffire à leur offrir, ce dimanche, lors de la dernière journée (si City gagne, il sera champion). Mais pour eux le traumatisme de 1989 est ailleurs. 6 Semaines avant la défaite contre Arsenal, 96 des leurs ont trouvé la mort étouffés, piétinés, lors d’une demi finale de FA Cup au stade d’Hillsbrough, à Sheffield. Victimes d’une organisation défaillante dont le procès a eu lieu, enfin, ce printemps 2019, sans parvenir à un jugement sur le responsable de la sécurité du match. Le mardi précédent le match, l’UEFA avait annoncé la réintégration des Clubs anglais en Coupe d’Europa à l’Automne 1990, 5 ans après les 39 mots du Heysel. Au parlement, on débat alors du Football Spectators Act, une loi visant à pacifier les stades.

Intenses célébrations sur la pelouse comme en tribune

Ce 26 Mai 1989, Anfield est encore une enceinte où l’on rentre pour une poignée de livres et où le Kop souffle aux joueurs, faute d’horloge, la minute restante avant le titre espéré. Mais aussi l’écrin, d’inhabituels moments de recueillement. Les fans d’Arsenal qui, le 15 Avril, avertis dans plus de détails de l’interruption du match à Sheffield, chantaient leur haine des scousers, s’associent alors au You’ll Never Walk Alone. Ceux de Liverpool applaudissent la remuse du trophée. « Je suis sûr que les horreurs d’Hillsbrough ont beaucoup pesé », estime Alan Smith, le premier buteur du soir dans Heads Up: My Life Story, ses mémoires publiées en 2018. « Comment pouvez-vous vous énerver pour un match de Football perdu quand tant de gens autour de vous sont plongés dans un profond désespoir ? Cette remise en perspective a joué un grand rôle, a coloré l’état d’esprit de chacun, y compris le nôtre ». Avant le coup d’envoi, lui et ses coéquipiers, brassards blanc au bras, sont venu distribuer des bouquets dans les tribunes. « Cette image des joueurs entrant sur la pelouse avec des fleurs était très frappante », résume 30 ans après le romancier Nick Hornby, qui fit de cette soirée le moment de bravoure de son best seller Fever Pitch (1992), adapté plus tard au cinéma. « Nous savions qu’il y aurait des changements, et qui rien ne serait plus comme avant. Mais il a fallu quelques années pour comprendre ce qu’ils seraient et comment ils nous affecteraient. » Très vite le rapport d’enquête sur Hillsborough va recommander la fin des tribunes debout. Le centre de gravité du Football anglais s’apprête à se déplacer vers les écrans de télévision. Un virage dont ce Liverpool – Arsenal, où « ITV en a eu pour son argent », selon le jugement à chaud du Daily Mirror, constitue un avant goût. A l’été 1988, la chaîne privée s’est offert les droits du championnat pour 11 millions de livres par saison. Soit un peu plus de 30 millions d’euros en 2019, une misère. Et pourtant, le quadruple du montant précédent, quand les diffuseurs étaient accusés par les Clubs de s’entendre sur leur dos pour tirer les prix vers le bas. En cause, l’émergence de nouveaux acteurs sur le marché : Sky News de Ruper Murdoch, lancé en Février 1989, et British Satelite Broadcasting, qui prépare son bouquet. Fusionnés, les deux arracheront deux ans plus tard au prix fort les droits du Football anglais.

Cette « finale », ITV ne pouvait pas l’anticiper, Hillsborough a lézardé le calendrier de multiples reports : eux semaines après l’ultime journée du championnat, une semaine après la finale de la FA Cup, c’est un match en retard prévu en Avril que disputent Liverpool et Arsenal. Seuls en lice, un vendredi soir, souvent pauvre en Football. Pour un gros succès d’audience, évalué à plus de 10 millions de téléspectateurs, qui n’échappe pas aux deux adversaires, membres avec Man Utd, Everton et Tottenham d’un « Big Five » dont l’appértit de droits télé aboutira en 1992 à la création de la Premier League. Dans la liesse du vestiaire, le vice-président d’Arsenal David Dein glisse à Greg Dyke, un ponte d’ITV arrivé avec lui dans l’avion privé du Club, que sa chaîne ne s’en tirera pas toujours à si bon prix … « Les propriétaires se souviennent qu’au début de la saison, 1985-1986, il n’y avait pas de Foot à la télévision, à cause de désaccords entre les chaînes et les Clubs. Ils savent que le Foot Anglais doit être télévisé, et un dénouement comme celui-ci montre que c’est un spectacle qui se consomme en direct », analyse Joshua Robinson, coauteur l’an dernier avec Jonathan Clegg d’une somme sur l’histoire de la Premier League. The Club: How the English Premier League Became the Wildest, Richest, Most Disruptive Force in Sports. L’Angleterre qui se prend au jeu du Football Américain, vient de vivre son Superbowl. A tel point que depuis, dès que le classement final devient trop prévisible, des voix s’élèvent pour suggérer des play-offs, couronnés d’une finale …

Aujourd’hui, la Premier League se vit en direct dans des dizaines de pays, pour des droits estimés à 9 milliards de livre sur la période 2019/22. « Vous imaginez le bruit autour de ce match aujourd’hui, ses préparatifs, son déroulement, son résultat final ? Le nombre de gens qui le regarderaient en Europe, aux USA, en Chine, en Inde, en Indonésie ? Arsenal et Liverpool sont des équipes mondialisées et il y aurait une résonance dans le monde entier », estime Jason Cowley. Le 13 Mai 2012, le monde entier a d’ailleurs pu voir Sergio Agüero imiter Michael Thomas en sacrant Man City au bout du temps additionnel du dernier match face à QPR. Mais ne venez pas dire aux supporters d’Arsenal que l’Argentin a supplanté l’Anglais. La coproductrice de 89, Amy Lawrence ajoute que battre le grand Liverpool à la dernière minute ce n’est pas la même chose que face au 17ème de Premier League. « C’était un match de deux poids lourds s’envoyant des directs, les yeux dans les yeux, l’un des deux au sol au coup de sifflet final, l’autre au paradis. » Des anecdotes symboliques dans la vie d’un fan, comme celle de Vincent Arfeux, président de l’Arsenal Supporter Club France, âgé de 3 ans en 1989. « Il y a une dizaine d’année, j’ai rencontré un supporter qui m’a raconté que son père était l’arbitre de ce match, et qu’Arsenal n’a jamais perdu quand il arbitrait. C’était marrant de voir que son fils était devenu un abonné d’Arsenal. » En Février, un ancien Gunner et actuel ailier du Bayern Munich, Serge Gnabry, a même semblé invoqué l’esprit de 1989 au lendemain d’un huitième de finale aller de Ligue des Champions bien négocié par son Club à Liverpool (0-0) en citant sur Twitter le « It’s up for Grabs Now ! » lâché par le commentateur Brian Moore juste avant le but de Michael Thomas. Cette fois-ci, la formule magique n’a pas coulé les Reds: au retour ce sont eux qui se sont imposés de deux buts d’écart à l’extérieur. Mieux, après leur exploit mardi face à Barcelone, ils sont toujours en lice pour un doublé magique. Premier League, Champion’s League.

Bande Annonce du documentaire 89